Mulholland Drive – Persona : relations électriques

par Alexis

Mulholland Drive

Persona

Si Lynch s’est toujours défendu de toute cinéphilie, il n’en reste pas moins que ses œuvres sont imprégnées de classiques. Bergman est l’un des rares cinéastes cités par Lynch lorsqu’il est interrogé sur ses goûts cinématographiques, aux côtés de Fellini, Tati et Kubrick. Bergman et Lynch ont cela en commun que leurs oeuvres questionnent l’identité et le rapport à l’alterité.

Les échos à Persona (1966) sont nombreux dans Mulholland Drive (2001). Les deux films sont encadrés par un rideau hallucinant tissé de surimpressions qui ouvre et clos le drame. Les synopsis sont étrangement ressemblants : il est question dans les deux films d’une belle actrice qui perd l’usage de la parole après avoir été aveuglée par le feu des projecteurs. Ici l’ouverture de Mulholland Drive, à regarder au moins jusqu’à 5:15 pour se faire une idée :

Elle reçoit alors l’aide de son double inversé (Betty ou Alma), une femme plus sûre d’elle (en apparence du moins), qui la comprend et la réconforte. Cette dernière ressent une fascination magnétique pour l’artiste.

Les deux films mettent en scènes des polarités opposées, mues par de puissantes forces d’attraction. Elles se choquent alors, avant de se repoussent violemment. En effet, ces films mettent en scène un ballet des contraires : la brune et la blonde, l’aphasique et la bavarde, une mère malgré elle, une autre privée de son enfant, l’artiste et la terre-à-terre. Tous ces pôles s’attirent irrésistiblement, jusqu’ à ce que cette attraction atteigne son paroxysme. C’est la scène de l’orgie qu’Alma raconte à Elisabeth dans Persona, c’est la scène d’amour entre Rita et Betty dans Mulholland Drive. Mais la fusion est passagère. Bientôt les aimants se repoussent: Rita (re)devient Camilla et trompe odieusement Betty, (re)devenue Diane. Les rôles s’inversent brusquement, tout comme dans Persona s’inverse la relation soignée/soignante. Alma l’infirmière découvre qu’elle s’est laissée piéger par la malicieuse Elisabeth et se retrouve dans la position du patient : Elisabeth étudiait Alma avec l’œil du médecin, posant su elle un regard purement clinique quand Alma réclamait une sœur qui la comprenne intimement.

La fusion entre les deux êtres laisse donc place à une répulsion radicale où ils sont plus différenciés que jamais. L’ancienne figure maternelle au regard bienveillant (Alma/Betty) se met à haïr celle qu’elle admirait, et à vouloir la tuer. Diane passe à l’acte et fait tuer celle qui l’a tant fait souffrir, Alma accable Elisabeth en analysant cliniquement sa personnalité. Dans les deux cas, il y a renversement des positions de départ : Rita l’amnésique qui a emprunté son nom à une ancienne star de cinéma (Rita Hayworth) finit par incarner réellement ce rôle sous le nom de Camilla Rhodes, et Betty la starlette ambitieuse est condamnée, en devenant Diane, à vivre dans l’ombre de la sulfureuse Camilla. C’est une véritable métempsychose : les âmes voguent de corps en corps comme l’électricité entre des polarités électriques. Ce modèle décrit une boucle : le courant passe entre deux pôles inversés qui en s’unissant redeviennent incompatibles et donc peuvent se réunir à nouveau, etc.

Dans le film de Bergman, la dernière tirade d’Alma est redoublée, elle est vue une première fois par Elisabeth, et une seconde fois par Alma. Dans le film de Lynch, il n’est plus question de replay mais de playback.

Les conclusions se rejoignent : « Tout n’est que mensonge et imitation »  dit Alma, « tout ceci n’est qu’un enregistrement » dit l’homme du Silencio. Ce mécanisme d’attraction et de répulsion se répète à l’infini, il est rejoué sans cesse et l’on ne peut s’en extirper.

Il me semble que ce mécanisme qui tourne en boucle et qui échappe aux protagonistes définit précisément la sphère du sacré, ou du numineux (Jung), dans ce qu’il a de fascinant et d’effrayant à la fois. Je crois que Lynch et Bergman ont quelque chose de ces anciens mystiques. Ils approchent le principe vital pour en tirer une matière filmique qui se rapproche le plus fidèlement de ce qu’ils ont pu expérimenter dans leurs méditations les plus profondes. Ces deux films sont denses, complexes, ambigus et mystérieux, comme la vie, dans laquelle sont intimement entrelacées des polarités opposées qui s’effleurent et se repoussent dans un mouvement fluctuant auquel on se doit de prendre part.

Les titres des deux oeuvres expriment parfaitement cette ambivalence : Persona, c’est à la fois le masque qui cache, mais qui permet à sa voix d’être entendue. Le nom de Mulholland Drive ouvre sur les égoûts de L.A. : William Mulholland était un maître de l’hygiène publique qui finit dans la disgrâce car ses projets d’écoulement baignaient dans les scandales. En même temps, cette avenue ouvre sur l’usine à rêve qu’est Holywood et dont la pétulante Betty est la proie.

Alexis.